"La Rivista di Engramma (open access)" ISSN 1826-901X
English abstract

Mnémosyne 42

Georges Didi-Huberman

Mnémosyne 42 est la réponse expérimentale à une proposition lancée par Alain Fleischer en avril 2012 pour susciter un travail sur les images dans le cadre du Fresnoy-Studio national des Arts contemporains. Proposition dont la règle du jeu était à la fois très ouverte et très stricte. Très ouverte, parce qu’il s’agissait, comme toutes les choses qui comptent aux yeux d’Alain Fleicher, d’un jeu à inventer avec ces choses si « sérieuses », si graves, qui nous hantent dans l’histoire et dans ses images (le titre général retenu pour ce jeu reprenait, d’ailleurs, la formule avancée par Aby Warburg pour définir son propre objet d’étude dans l’atlas Mnémosyne, soit l’histoire des images comme une « histoire de fantômes pour grandes personnes»). 

Mnémosyne 42 - Maquette

De l'influence de l'Antique. Cette histoire est féérique — à dissimuler. Histoire de fantômes pour grandes personnes. (Vom Einfluss der Antike. Diese Geschichte ist märchenhaft — to [= zu] verstellen. Gespenstergeschichte f[ür] ganz Erwachsene. »). Warburg, Mnemosyne. Grundbegriffe, II (2 juillet 1929), Londres, Warburg Institute Archive, III.102.3-4, p. 3. [Cfr. DIDI-HUBERMAN 2002; DIDI-HUBERMAN 2010-2011]

Très stricte, néanmoins, puisque les contraintes d’espace et de visibilité avaient été, d’emblée, posées par Alain Fleischer: premièrement, il s’agissait de « faire quelque chose » avec l’espace de la grande nef du Fresnoy-Studio national des Arts contemporains (mille mètres carrés environ) ; deuxièmement, Alain souhaitait que tout ce qui était à voir le fût exclusivement depuis la coursive du premier étage où, par ailleurs, nous devions installer Atlas, suite, séries d’images d’Arno Gisinger réalisées à partir de l’exposition Atlas [DIDI-HUBERMAN et GISINGER 2013] (dans sa version ultime, celle de Hambourg à la Sammlung Falckenberg); troisièmement, donc, il fallait que l’« exposition » à inventer concernât directement le propos développé dans Atlas et dans Atlas, suite, soit la question des montages d’images en tant que formes spécifiques d’un savoir sur le monde et sur son histoire ; quatrièmement, il fallait que tout soit conçu et réalisé en quatre ou cinq mois, avec une enveloppe financière relativement réduite (Le Fresnoy étant tout autre chose qu’un musée ou une Kunsthalle).

Que faire? Qu’exposer? Réunir un nouvel ensemble d’œuvres de différents artistes pratiquant l’atlas d’images ? Trop peu de temps pour cela, pas les moyens, et puis quel choix pertinent après les quelque cent-quarante artistes déjà présentés dans Atlas ? Choisir une seule œuvre ? Mais pourquoi une seule, si complexe ou monumentale fût-elle (j’ai pensé un instant, il est vrai, à Franz Erhard Walther). Et puis il y avait l’aspect le plus intéressant — mais le plus contraignant aussi — de la proposition initiale : que tout cela soit visible d’en haut, seulement depuis cette coursive du Fresnoy. J’ai d’abord pensée à de grandes tables (souvenir de Gabriel Orozco, peut-être, et peut-être parce que j’aurais aimé l’inclure dans la présentation initiale d’Atlas à Madrid) sur lesquelles des images auraient été posées, disposées comme des tarots sur la table, mais démesurée, d’une voyante de cirque. Puis, très vite, l’idée de projection s’est imposée (souvenir, peut-être, de la toute première exposition au Fresnoy qui était, justement, intitulée Projections). Elle était cohérente avec le propos du travail imaginé en commun avec Arno Gisinger, à savoir une exposition sans œuvres « originales », une exposition légère et facilement adapable à tout lieu, en somme le bout d’un atlas portatif, le bout — mille mètres carrés, tout de même — d’une « exposition à l’époque de sa reproductibilité technique ».

L’idée était simple : projeter verticalement au sol, depuis le plafond de la nef, une gigantesque planche d’atlas. Prendre — parce que j’y reviens souvent dans mon travail en cours depuis quelques années — la quarante-deuxième planche de Mnémosyne, consacrée par Aby Warburg au motif de la Pietà et des lamentations que les vivants murmurent, profèrent, hurlent ou chantent devant leurs morts [WARBURG [1927-1929] 2000, p. 76-77]. Et rendre à cette planche un nouvel hommage (J’avais déjà tenté quelque chose de ce genre, mais dans l’espace d’un catalogue et non d’une exposition, dans « Esquisse d’atlas », Pascal Convert : Lamento, 1998-2005, Luxembourg, Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean, 2007, p. 199-261): non seulement en la projetant à des dimensions auxquelles Warburg n’aurait jamais songé, mais en l’accompagnant, en la commentant, en la prolongeant, en la faisant sortir d’elle-même pour créer autour d’elle toute une constellation d’images nouvelles. Images en noir et blanc (comme chez Warburg), mais aussi en couleurs. Images fixes (comme chez Warburg), mais aussi en mouvement. Images silencieuses (comme chez Warburg), mais également sonores. Images que je connais, que j’ai sous la main, dans cette partie de mon ordinateur nommée, depuis bien longtemps maintenant, mon atlas.

Il aura suffi de choisir, de disposer, de monter toutes ces images ou séquences d’images. Il aura suffi d’expérimenter : de voir ce que cela donne, de jouer avec les relations d’images, les rythmes, les échelles, les dimensions, les couleurs… Jouer aussi avec les significations, les liens — ou les contrastes — historiques et iconographiques, comme le faisait Warburg avec ses écrans de jute noire et ses petites pinces à l’aide desquelles il disposait et redisposait sans fin son grand puzzle figuratif de la « tragédie de la culture occidentale », ainsi qu’il le disait. Au vertige déjà suscité par le montage photographique de la planche 42 elle-même va donc s’ajouter, et dans de très vastes proportions, le vertige d’autres images dont la coexistence, j’imagine — puisque j’écris ces lignes avant d’avoir conclu et encore moins vu quoi que ce soit —, pourrait bien produire quelque chose comme un grand kaléidoscope des motions de l’âme sous l’angle, ou selon la pierre angulaire, du deuil et de la lamentation. Il faudrait, un jour, tenter la même chose avec la joie, la danse ou l’amour.

Les images de Mnémosyne 42 surgissent, en quelque sorte, depuis le souvenir — et même la citation, centrale au dispositif — de la planche warburgienne. Comme par strates (pour les images fixes) ou par vagues successives (pour les images en mouvement): figures archaïques et sarcophages antiques, fresques médiévales et retables italiens (Duccio, Giotto, Lorenzetti, Botticelli, Bellini, Crivelli), reliefs de Donatello ou de Bertoldo di Giovanni, Mur des Lamentations à Jérusalem et groupes sculptés paroxystiques de Guido Mazzoni ou de Niccolò dell’Arca… Mais bientôt les grands modernes: et d’abord Goya dont les Désastres de la guerre, ignorés par Warburg, déclinent jusqu’à la nausée, jusqu’à l’infamie d’un côté ou la totale déréliction d’un autre, les variantes des gestes adoptés par les survivants devant les morts ; puis, bien sûr, Picasso qui a préparé et prolongé Guernica à travers toute une série d’études sur le cri, les larmes, la douleur devant l’histoire. Ou encore Bertolt Brecht, qui a documenté et remonté plusieurs situations de Pietà dans son Journal de travail et son ABC de la guerre.

Il s’agit ensuite d’introduire le mouvement : opération plus délicate dans la mesure où je ne cherche pas un effet d’« abyme » kaléidoscopique, encore moins de confusion chaotique, mais bien une possibilité offerte, pour le spectateur, de comparer certaines images en mouvement et de mettre à profit l’espace — les intervalles, l’échelle des figures, la désynchronisation hasardeuse, la configuration de l’ensemble — que cette comparaison exige. Il y aura d’abord quelques « monuments » du cinéma dans lesquels interviennent, à titre de chevilles narratives ou de moments cruciaux, des scènes de lamentations : dans le Potemkine d’Eisenstein, dans le Vangelo, la Medea ou encore la Rabbia de Pier Paolo Pasolini, ainsi, par exemple, que dans la Terra em transe de Glauber Rocha. Il y aura les images d’archives montées par Artavazd Pelechian dans Nous, les documents cinématographiques des funérailles publiques de Buenaventura Durruti en 1936, de Yasser Arafat en 2004 ou de Kim Jong-il en 2011. Il y aura deux extraits du film de Zhao Liang, Pétition, la cour des plaignants, mais aussi des documents ethnographiques comme ceux recueillis par Ernesto De Martino en Italie dans les années cinquante ou par Filippo Bonini Baraldi qui a filmé, en 2004, une lamentation de tsiganes roumains. Il y aura un martinete funèbre de cante jondo chanté par Manuel Agujetas près d’une photographie de Carmen Amaya sur son lit de mort. Tout cela donné à titre indicatif puisque le dossier ‘Lamentations’ de mon propre atlas d’images, qui comporte à l’heure où j’écris quelque deux mille six-cents documents visuels et sonores, est bien loin d’être clos. 

Mnémosyne 42 se présente ainsi comme un immense tapis d’images projetées sur le sol de la nef du Fresnoy. C’est donc une installation, comme on dit. Problème: le philosophe et l’historien de l’art — voire le commissaire d’expositions — n’est-il pas, tout à coup, en train de se prendre abusivement pour un artiste? Eh bien, pas du tout. C’est que la question ne devrait pas se poser en ces termes. Mnémosyne 42 ne sera pas une œuvre d’art, et déjà pour cette raison triviale qu’elle ne sera pas à vendre, qu’elle ne subsistera pas, qu’elle donnera lieu à d’autres formes aussi impermanentes (sauf, éventuellement, celle du livre qui demeure l’élément fondamental de mon travail). Plus profondément, ce n’est pas une « œuvre » donnée comme telle, close, «opérée» (opus operatum) ; mais un modus operandi visuel, historique et argumentatif, quelque chose qui entend bien demeurer à l’état de chantier, de labeur « laborieux » (opus operosum). Je considère simplement la nef du Fresnoy comme l’espace d’exposition inhérent à cet espace d’expérimentation et de travail qu’est le Studio national des Arts contemporains. Lieu d’exposition : ce n’est pas un lieu pour dire « moi-je » ou « moi-l’artiste ». Ce n’est pas un lieu pour se satisfaire d’un « et voilà le travail ! », comme si le travail était achevé en œuvre, pour que l’œuvre se transforme éventuellement en valeur… Un lieu d’exposition, dans ce contexte, c’est plutôt un lieu pour mettre en place des configurations visuelles et réflexives, au sens où l’on dit de toute personne cherchant à susciter la réflexion d’autrui qu’elle expose un argument.

Que Le Fresnoy soit un lieu de recherche n’est pas indifférent à mon choix. La première dimension de Mnémosyne 42 est sa dimension heuristique : ce que l’on verra sur les mille mètres carrés horizontaux de la nef n’est, à tout prendre, qu’une extension particulière de l’organisation d’images — l’organisation ouverte — par laquelle je mène, au quotidien, ma recherche historique et philosophique. C’est une projection nouvelle de ce qui se passe sur les trente-trois centimètres d’écran de mon ordinateur portable. C’est donc bien, fût-ce en très grand, un instrument de travail, susceptible de se modifier en cours de route, plutôt qu’un résultat esthétique. « Exposition » spectaculaire de cet outil, ce ne sera pas pour autant une chose arrêtée sur ses axiomes (sinon disparaîtrait justement sa teneur heuristique ou expérimentale) ou ses choix visuels.

Que, d’autre part, Le Fresnoy soit une école engage la dimension pédagogique de Mnémosyne 42 : là encore, il ne s’agit que d’une mise en disproportion d’un dispositif visuel que je mets en place — et modifie chaque semaine — dans ma pratique d’enseignement à l’École des hautes Études en Sciences Sociales. Mais j’ai appris de Warburg, et tout autant de Brecht ou de Benjamin, que la pédagogie — la transmission du savoir, au mieux du « gai savoir » — est une question si cruciale qu’elle ne se sépare pas d’une dimension poétique : pas de production de savoir sans probématisation, c’est-à-dire sans questions posées à nouveaux frais ; mais pas de nouvelles questions, pas même de nouveaux contenus de savoir, sans une invention de formes, sans un « faire-forme » capable de nous rendre sensibles ces questions elles-mêmes. À ce titre, Mnémosyne 42 relève bien de ce qu’on pourrait nommer, en toute modestie, un essai visuel. Et c’est pourquoi, une fois encore, cette « installation » n’est pas à regarder comme une œuvre d’art, mais comme un simple dispositif inducteur de questions.

Il n’est pas inutile de rappeler comment Theodor Adorno a caractérisé la forme — tout à la fois théorique et poétique — de l’essai : c’est une forme pour « coordonner les éléments au lieu de les subordonner » à une explication causale ; une forme pour « construire des juxtapositions » en dehors de toute méthode hiérarchique ; une forme pour produire des arguments sans renoncer à leur « affinité avec l’image » ; une forme pour chercher « une plus grande intensité que dans la conduite de la pensée discursive » ; une forme pour ne pas craindre la « discontinuité » et y voir, au contraire, une sorte de dialectique à l’arrêt, un « conflit immobilisé » ; une forme pour se refuser à conclure et, cependant, « faire jaillir la lumière de la totalité dans un trait partiel » ; une forme qui, par conséquent, procède toujours « de manière expérimentale » et travaille essentiellement sur la « présentation », ce qui révèle en elle une certaine parenté avec l’œuvre d’art, bien que son enjeu soit clairement non artistique ; une « forme ouverte » — ni téléologiquement reclose, ni strictement inductive, ni strictement déductive — qui accepte de présenter un matériau contingent et fragmentaire où ce que l’on perd en précision, on le gagne en lisibilité ; une forme tout à la fois « réaliste » et « rêveuse » qui sait « abolir le concept traditionnel de méthode » en cherchant « dans les transitions [son] contenu de vérité» [ADORNO [1954-1958] 2009, p. 7, 13-19, 21-23 et 25-28].

Il s’agit, en somme, de réactualiser cette forme de montage héritière de la « méthode » paradoxale assumée par Walter Benjamin dans son Livre des passages : « La méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. […] Je ne veux pas faire [un] inventaire [des fragments montés les uns avec les autres], mais leur permettre d’obtenir justice de la seule façon possible : en les utilisant» [BENJAMIN [1927-1940] 1989, p. 476]. 

Le choix et l’agencement des images de Mnémosyne 42 voudraient enfin rendre claire la dimension politique inhérente à la façon dont le thème des lamentations sera ici traité : d’abord à travers la coexistence dé-hiérarchisée des « documents » et des « œuvres d’art », là où une vieille Tsigane filmée par un ethnomusicologue peut dignement voisiner avec la Vierge Marie des Pietà de Giotto ; ensuite à travers la pratique de citation — et non d’appropriation — visant à rendre les images à tout le monde plutôt qu’à les « prendre » pour soi lorsque « soi » se rêve auteur de toute chose. Enfin, il s’agira de rendre sensible la dialectique établie entre lamentation (cette émotion, cet impouvoir, ce pathos) et revendication politique. On verra ici comment les peuples en larmes deviennent éventuellement des peuples en armes, en tout cas des gens qui ne se contentent pas de se plaindre devant la mort, mais qui réclament justice et portent plainte contre un certain état du monde historique.

Bibliographie
  • ADORNO [1954-1958] 1984 2009 
    T. W. Adorno, « L’essai comme forme », (trad. S. Muller), Notes sur la littérature, Paris, 1984 (éd. 2009). 
  • BENJAMIN [1927-1940] 1989
    W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (1927-1940), (trad. J. Lacoste), Paris 1989, p. 476.
  • DIDI-HUBERMAN 2002
    G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris 2002. 
  • DIDI-HUBERMAN 2007
    «Esquisse d’atlas», Pascal Convert. Lamento, 1998-2005, Luxembourg, musée d’Art moderne Grand-Duc Jean, 2007
  • DIDI-HUBERMAN 2010-2011
    G. Didi-Huberman, Atlas ¿Cómo llevar el mundo a cuestas?, (trad. M. D. Aguilera), Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía 2010;  Atlas. How to Carry the World on One’s Back ?, (trad. S. B. Lillis), Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía 2010; Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris 2011.
  • DIDI-HUBERMAN et GISINGER 2013
    G. Didi-Huberman et A. Gisinger, Atlas, suite, Zürich-Paris 2013.
  • WARBURG 1929
    A. Warburg, Mnemosyne. Grundbegriffe, II (2 juillet 1929), Londres, III.102.3-4, p. 3. 
  • WARBURG [1927-1929] 2000
    A. Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne (1927-1929), Gesammelte Schriften, II-1, éd. M. Warnke et C. Brink, Berlin, 2000 (2ème éd. revue, 2003), pp. 76-77.
English abstract

Didi-Huberman is the author of an important visual experiment, titled Menmosyne 42, set up  at Le Fresnoy – Studio national des arts contemporain from October 5 to December 30 2012. It’ s a great new version of the Table designed by Warburg around the theme of the lamentation of the dead, in which the original model is  "completed" by an enormous decoupage made by all kinds of documents (photos, motion pictures, frames). This horizontal plank of atlas is an important ‘remediation’ of the point of view of Warburg and can be considered as a real visual essay. The paper investigates the deep line of this reinterpretation,  and also can be read as an important contribution to the visual culture. 

 

keywords | Didi-Huberman; Mnemosyne 42; Atlas; Warburg; Iconography; Photography; Images; Remediation.

Per citare questo articolo / To cite this article: G. Didi-Huberman, Mnémosyne 42, “La Rivista di Engramma” n. 100, settembre-ottobre 2012, pp. 108-112 | PDF

doi: https://doi.org/10.25432/1826-901X/2012.100.0031