"La Rivista di Engramma (open access)" ISSN 1826-901X

Musea: entre revue électronique et musée virtuel

Un nouveau mode de publication pour les sciences humaines

Isabelle Lamy, Université d'Angers (France) 

"Musea" est un site internet édité par l'Université d'Angers (France). Il publie sous la forme d'"expositions virtuelles" des recherches en sciences humaines sur le genre (féminin/masculin).

L'origine du projet 

Au départ, "Musea" ne devait pas être un musée virtuel mais un musée "en dur". En 2001, une association de chercheurs et de chercheuses, La Cité des femmes, souhaitait en effet créer un véritable musée sur l'histoire des femmes et du genre. L'objectif était de transmettre au grand public les résultats de recherches sur l'histoire des femmes et du genre à travers des collections et des expositions spécialisées. Alors que ce type d'institution existait depuis une vingtaine d'années dans de nombreux pays (Etats-Unis, Danemark, Allemagne, Vietnam, etc.), un tel musée aurait été le premier en France. 

Malheureusement, la recherche de partenaires financiers s'avèra infructueuse. C'est à ce moment qu'émergea l'idée d'un musée virtuel, projet dont la réalisation et l'édition furent proposées à l'Université d'Angers en 2003, à l’initiative de Christine Bard, membre de l'association La Cité des femmes et maîtresse de conférences en histoire contemporaine dans cette université. L'intérêt était de renforcer le pôle de recherche sur l'histoire des femmes et du genre qui existait déjà à Angers: le département d'histoire et le centre de recherche en histoire (HIRES) de l'université étaient tournés vers cette discipline depuis quelques années et la bibliothèque universitaire hébergeait un Centre des Archives du Féminisme (CAF) depuis 2001. 

Par ailleurs, l'Université d'Angers était particulièrement attentive à la médiation des recherches scientifiques au moyen des technologies de l'information et de la communication: elle était associée à l'Université Virtuelle en Pays de la Loire (UVPL) pour le développement de la formation ouverte et à distance et disposait d'un Service des Technologies de l'Information et de la Communication (STIC). Grâce au soutien financier de l'UVPL, la réalisation du site a donc été confiée au STIC, et en particulier à une équipe comprenant une chef de projet, trois informaticiens et une graphiste. À partir de ce moment, "Musea" devait devenir non seulement un outil de valorisation des recherches en sciences humaines sur le genre mais également une ressource pédagogique multimédia pour les enseignants et les étudiants.

La réalisation de "Musea" s'est échelonnée de juillet 2003 à décembre 2004: la structure informatique du site a donné lieu à la création d’un logiciel d’édition web, WEBLINE, spécialisé dans la mise en ligne de médias et comprenant notamment la gestion des droits d’auteurs et des droits de reproduction des documents intégrés. Dès mai 2004, "Musea" a été mis en ligne avec trois premières expositions. Aujourd'hui, le site comporte onze expositions virtuelles, deux galeries d'art contemporain, deux dossiers pédagogiques et un jeu éducatif.

Pourquoi un musée virtuel?

La dimension pédagogique de "Musea" imposait dès le départ le développement d'un site qui ne soit pas seulement un outil pour publier des articles en ligne. L'idée de transmettre ces recherches devait être au cœur de la conception de "Musea". L'objectif était en effet d'établir un pont entre recherche et enseignement pour permettre aux enseignants et aux élèves (de l'école primaire au lycée) de consulter facilement des études universitaires. Au final, il s'agissait de renouveler l'histoire enseignée en donnant les clés qui permettent d’enseigner une histoire "mixte", c'est-à-dire une histoire où la place des femmes soit réenvisagée et la construction des identités masculines et féminines prise en compte. 

D'un point de vue pragmatique, cet effort de médiation s'est traduit par la mise en ligne d'une collection virtuelle de documents historiques (images, documents audio, vidéos), commentés et mis en valeur à travers des expositions virtuelles qui permettent une appréhension totale de ces documents. 

La conception de "Musea" et ce travail sur la notion de médiation se sont appuyés sur l'analyse des musées virtuels existants. Dans le domaine de l'histoire des femmes et du genre, un certain nombre de musées américains diposent de sites internet. Mais ces sites sont davantage des vitrines électroniques de leurs activités que de réels musées virtuels. Il a donc fallu se tourner vers des musées virtuels traitant d’autres sujets. 

Parmi les modèles que nous avons retenus, citons en premier lieu le Musée Virtuel du Canada. Plus qu'un portail, il est une véritable passerelle pour tous les musées canadiens qui souhaitent fédérer leurs expositions virtuelles sur un seul site. La structure du MVC est très intéressante: elle propose une rubrique comportant les expositions virtuelles (avec une grande diversité de modèles de présentation pour chaque exposition), une rubrique composée de galeries d’images (qui fonctionne comme une base de données), des rubriques pour les enseignants et les enfants, et la fonctionnalité "mon musée personnel". 

En France, la structure des expositions virtuelles de la Bibliothèque Nationale a particulièrement retenu notre attention. Chaque exposition est complétée par un dossier pédagogique aux contenus exhaustifs. Le site LHistoire par l'image est également un modèle précieux. On y retrouve la possibilité de se créer son espace personnel avec sa propre collection d’images et de commentaires. De plus, le site se compose d'analyses d'images divisées en trois temps dans une perspective pédagogique: la description du contexte, l'analyse et l'interprétation. Enfin, l'interactivité du site est enrichie par la création d'animations visuelles (en flash) à partir des images commentées.

Pourquoi une revue électronique?

La dimension scientifique de "Musea" était également essentielle dès l'origine du projet. Il s'agissait de créer un outil de publication original pour les chercheurs et les chercheuses sur le genre dont les études s'appuient sur l'analyse de l'image, du texte ou de la vidéo. Le site devait donc répondre aux exigences d'une revue électronique en s'adressant à un public d'experts et en garantissant une valeur scientifique à la publication en ligne. 

Les revues électroniques qui intègrent des reproductions d'œuvres, de documents d'archives ou des vidéos ne sont pas encore très nombreuses. En 2003, moment où la réalisation de "Musea" a commencé, Images Re-vues n’existait pas encore. En revanche, on peut mentionner deux sites internet édités par l'Université Paris 1. Le premier, MUCRI (Musée critique de la Sorbonne) est une véritable revue électronique qui met en ligne des articles d'analyse d'œuvres d'art. Les œuvres sont reproduites sur le site, en marge des articles. Le second, ImagesAnalyses propose un mode de publication plus élaboré que le précédent. Chaque article constitue là encore une analyse d'image mais il est complété par une description de la méthode utilisée pour analyser l'image, des fiches "en savoir plus" développant certains points de l'analyse, des animations en flash à partir des images analysées, et parfois une version "enfants" de l'analyse.

"Musea": permettre une appréhension totale des thèmes abordés

"Musea" s'est nourri de l'ensemble de ces modèles pour proposer un site dont l'objectif principal était de permettre une appréhension totale des thèmes abordés dans les publications mises en ligne. 

Le site est ainsi construit autour des expositions virtuelles (rubrique "Expositions"). Quasiment tous les contenus gravitent en effet autour des thèmes abordés dans ces expositions. Par exemple, chaque dossier pédagogique ou jeu éducatif de la rubrique "Education" est en relation avec une exposition en particulier. De même, les recueils de textes ou les galeries d'art contemporain de la rubrique "Médiathèque" sont créés sur le thème d'une exposition. 

Toutes les expositions fonctionnent selon le même principe. Elles se composent d'une succession de notices auxquelles on peut accéder de manière linéaire ou non. Chaque notice comporte un document et un texte court de commentaire. Le document de la notice principale peut être agrandi (s'il s'agit d'une image) et est accompagné d'une légende exhaustive. Les notices constituent en quelques sortes le premier niveau de lecture d'une exposition.

Le texte de commentaire peut comporter des liens vers des notes qui apparaissent en info-bulles ou vers des notices « en savoir plus » (développement d’un point précis du commentaire) ou « textes » (publication de citations, de textes sources, ou d’études en relation avec le commentaire). Ces développements constituent le second niveau de lecture d’une exposition et s’adressent davantage à un public d’experts (chercheurs, enseignants). Ce public peut consulter également la bibliographie de l’exposition, imprimer en intégralité les textes de l’exposition et accéder au « recueil de textes » associé à l’exposition. 

Il existe par ailleurs un troisième niveau de lecture, que l'on pourrait appeler "pédagogique". Chaque exposition présente en effet une liste de définitions des notions-clés du thème abordé. Elle peut également être associée à un dossier pédagogique, à une galerie d'art contemporain (créée pour "Musea" sur le thème de l'exposition, de manière à enrichir d'un point de vue artistique le contenu historique de l'exposition), ou encore à un jeu éducatif réalisé à partir des contenus de l'exposition. Toujours dans cette perspective, certains documents des expositions font l'objet d'animations en flash qui complètent de manière audiovisuelle le commentaire textuel qui en est fait.

"Musea": fonctionnement et enjeux

Le fonctionnement de "Musea" s'appuie sur un comité scientifique et un comité de lecture coordonnés par Christine Bard, professeure d'histoire à l'Université d'Angers. Le rôle de ces comités est de sélectionner les thèmes des expositions du site à partir des propositions faites par des chercheurs. Une fois un thème accepté, le chercheur commence par établir la liste des documents qu'il souhaite utiliser. Il est en effet nécessaire de négocier au préalable les droits d'auteurs et de reproduction des documents pour être certain qu'ils pourront être intégrés à l'exposition dans leur ensemble. Ce travail de négociation est réalisé par le webmaster de "Musea". Une fois ce travail réalisé, l'auteur de l'exposition peut réellement commencer la rédaction de son exposition (via un formulaire au format word qui met en évidence l'arborescence de l'exposition entre notices, fiches "en savoir plus" et fiches "textes"). Lorsqu'il aura terminé, il transmettra les contenus au comité scientifique pour relecture et le webmaster se chargera ensuite de la mise en ligne de l'exposition.

Comme on peut le constater, le webmaster a un rôle pivot dans le fonctionnement du site. Or, si les auteurs et les membres du comité scientifique participent gracieusement à "Musea" – leur participation étant reconnue comme l'une de leurs activités universitaires (même si dans les faits ce n'est pas toujours le cas) –, le webmaster ne peut être que salarié compte tenu du travail que suppose la négociation des droits d'une part et l'intégration des contenus d'autre part. 

Du point de vue de la négociation des droits, le travail du webmaster pourrait pourtant être limité si la législation clarifiait la situation. En effet, il existe aujourd'hui un flou juridique qui permet à chaque institution détentrice des droits d'auteurs et de reproduction de documents d'établir ses propres réglementations, et en l'occurrence ses propres tarifs. On doit donc négocier au cas par cas la mise en ligne de chaque document alors que les caractères scientifique, éducatif et sans but lucratif des publications devraient suffir à légitimer une autorisation gracieuse de ce point de vue.

Quant à la question de l'intégration des contenus, là encore, il serait possible de réduire le travail du webmaster. "Musea" a en effet été conçu tel que les auteurs puissent intégrer eux-mêmes les contenus de leur exposition. En effet, comme dans le cas d'un CMS (Content Management System), l'outil d'administration du site permet à plusieurs rédacteurs de collaborer à travers une interface personnelle. Mais pour le moment, force est de constater que la plupart des chercheurs, en particulier en sciences humaines, ne sont pas encore prêts pour une intégration directe de leurs publications sur un site internet.

Conclusion

D'une certaine manière, "Musea" renouvelle la communication scientifique traditionnelle en sciences humaines et soutient par la même occasion une orientation méthodologique particulière. En effet, en proposant un moyen de publication adapté à la mise en ligne de documents multimédias et fonctionnant sur la base de plusieurs niveaux de lecture, selon un mode non linéaire, le site encourage les chercheurs à pratiquer davantage le commentaire de documents et incite peut-être aussi à "penser autrement" (Nicole Pellegrin, auteure de l'exposition virtuelle Les genres de Jeanne d'Arc). 

Mais "Musea" est également un exemple de projet universitaire où les aspects innovants se confrontent aux problèmes financiers. Pour le moment, il est difficile de faire fonctionner le site sans un webmaster aux nombreuses responsabilités. Se pose également le problème du coût des documents et de leurs droits. "Musea" fonctionne aujourd'hui grâce au soutien de différentes subventions publiques. Le site bénéficie notamment d'un soutien du Fonds Social Européen "égalité des chances" en 2005 et en 2006 en tant que ressource pédagogique utile pour faire évoluer les mentalités en faveur de l'égalité des chances entre les femmes et les hommes. Toutefois, la question de la pérennisation de "Musea" reste posée.

Du point de vue de la conservation du site, un nouveau programme vient d'être développé pour permettre de transférer une ou plusieurs expositions du site sur CD-Rom. La réalisation de cette fonctionnalité a également été motivée par des raisons promotionnelles et financières. Il s'agit en effet de se donner la possibilité d'éditer des CD-Rom de démonstration de "Musea" qui puissent être distribués dans le milieu éducatif, notamment à destination des établissements qui ne disposent pas d'internet à haut débit. Il est également possible d'envisager la diffusion du CD-Rom d'une exposition tel que "Musea" bénéficie pour ce projet précis du soutien financier d'une institution attachée à la promotion du thème de cette exposition. 

Il est encore difficile de mesurer l'impact de "Musea" dans le milieu de l'enseignement et de la recherche. L'évaluation de "Musea" du point de vue de ses utilisateurs n'en est qu'à ses débuts. Pour information, 20.000 visiteurs sont venus sur "Musea" en 2005, ce qui est très peu comparé à un site comme Galileo.net qui compte 25.000 visiteurs par mois! Bien entendu, Galileo a une histoire un peu plus ancienne… Un questionnaire mis en ligne sur le site au début de l'année 2006 doit permettre de mieux cerner les profils des utilisateurs de "Musea" et de mieux évaluer leur satisfaction. À suivre donc…

Isabelle Lamy
isabelle.lamy@univ-angers.fr

Musea
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