"La Rivista di Engramma (open access)" ISSN 1826-901X

Gilles Deleuze, Mystère d’Ariane

édité par Michela Maguolo

Mystère d’Ariane selon Nietzsche*

Gilles Deleuze

Dionysos chante :
 Sois raisonnable Ariane,
Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles
Mets-y un mot avisé
Ne faut-il pas commencer par se haïr lorsqu’on doit s’aimer
Je suis ton labyrinthe. 

Comme d’autres femmes sont entre deux hommes, Ariane est entre Thésée et Dionysos. Elle passe de Thésée à Dionysos. Elle a commencé par haïr Dionysos-Taureau. Mais, abandonnée par Thésée, qu’elle avait pourtant guidé dans le labyrinthe, elle est emportée par Dionysos, elle découvre un autre labyrinthe. “ Qui, sauf moi, sait qui est Ariane ? ” (Ecce Homo, ‘Ainsi parlait Zarathoustra’, 8). Est-ce dire : Wagner-Thésée, Cosima-Ariane, Nietzsche-Dionysos ? La question qui ? ne réclame pas des personnes, mais des forces et des vouloirs. Thésée semble bien le modèle d’un texte de Zarathoustra, livre II, ‘Les Sublimes’. Il s’agit du héros, habile à déchiffrer les énigmes, à fréquenter le labyrinthe et à vaincre le taureau. Cet homme sublime préfigure la théorie de l’homme supérieur, dans le livre IV : il est nommé ‘le pénitent de l’esprit’, nom qui s’appliquera plus tard à l’un des fragments de l’homme supérieur (l’Enchanteur). Et les caractères de l’homme sublime recoupent les attributs de l’homme supérieur en général : son esprit de sérieux, sa lourdeur, son goût de porter des fardeaux, son mépris de la terre, son impuissance a rire et à jouer, son entreprise de vengeance.

On sait que, chez Nietzsche, la théorie de l’homme supérieur est une critique qui se propose de dénoncer la mystification la plus profonde ou la plus dangereuse de l’humanisme. L’homme supérieur prétend porter l’humanité jusqu’à la perfection, jusqu’à l’achèvement. Il prétend récupérer toutes les propriétés de l’homme, surmonter les aliénations, réaliser l’homme total, mettre l’homme à la place de Dieu, faire de l’homme une puissance qui affirme et qui s’affirme. Mais en vérité l’homme, fût-il supérieur, ne sait pas du tout ce que signifie affirmer. Il présente de l’affirmation une caricature, un travesti ridicules.

Il croit qu’affirmer c’est porter, assumer, supporter une épreuve, prendre en charge un fardeau. La positivité, il l’évalue au poids de ce qu’il porte ; l’affirmation, il la confond avec l’effort de ses muscles tendus [1]. Est réel tout ce qui pèse, est affirmatif et actif toute ce qui porte ! Aussi les animaux de l’homme supérieur ne sont-ils pas le taureau, mais l’âne et le chameau, bêtes du désert, habitant la face désolée de la Terre et qui savent porter. Le taureau est vaincu par Thésée, homme sublime ou supérieur. Mais Thésée est très inférieur au taureau, il n’en a que la nuque :  

Il devrait faire comme le taureau et son bonheur devrait avoir une odeur de terre et non de mépris de la terre. Je voudrais le voir semblable au taureau blanc qui souffle et mugit devant la charrue ; et son mugissement devrait chanter la louange de tout ce qui est terrestre... Rester les muscles détendus et la volonté dételée, c’est ce qui vous est le plus difficile à vous les sublimes  (Zarathoustra II, ‘Les Sublimes’).

L’homme sublime ou supérieur vainc les monstres, pose les énigmes mais ignore l’énigme et le monstre qu’il est lui-même. Il ignore qu’affirmer n’est pas porter, s’atteler, assumer ce qui est, mais au contraire dételer, délivrer, décharger ce qui vit. Non pas charger la vie sous le poids des valeurs supérieures, mai héroïque, mais créer des valeurs nouvelles qui soient celles de la vie, qui fassent de la vie la légère ou l’affirmative. “ Il faut qu’il désapprenne sa volonté d’héroïsme, je veux qu’il se sente à l’aise sur la hauteur, et pas seulement monté haut ”. Thésée ne comprend pas que le taureau (ou le rhinocéros) possède la seule vraie supériorité : prodigieuse bête légère au fond du labyrinthe, mais aussi qui se sent à l’aise sur la hauteur, bête qui dételle et qui affirme la vie.

Selon Nietzsche, la volonté de puissance a deux tonalités : l’affirmation et la négation ; les forces ont deux qualités : l’action et la réaction. Ce que l’homme supérieur présente comme l’affirmation, c’est sans doute l’être le plus profond de l’homme, mais c’est seulement l’extrême combinaison de la négation avec la réaction, de la volonté négative avec la force réactive, du nihilisme avec la mauvaise conscience et le ressentiment. Ce sont le produits du nihilisme qui se font porter, ce sont le forces réactives qui portent. D’où l’illusion d’une fausse affirmation. L’homme supérieur se réclame de la connaissance : il prétend explorer le labyrinthe ou la forêt de la connaissance.

Mais la connaissance est seulement le déguisement de la moralité ; le fil dans le labyrinthe est le fil moral. La morale à son tour est un labyrinthe : déguisement de l’idéal ascétique et religieux. De l’idéal ascétique à l’idéal moral, de l’idéal moral à l’idéal de connaissance : c’est toujours la même entreprise qui se poursuit, celle de tuer le taureau, c’est-à-dire de nier la vie, de l’écraser sous un poids, de la réduire à ses forces réactives. L’homme sublime n’a même plus besoin d’un Dieu pour atteler l’homme. L’homme à la fin remplace Dieu par l’humanisme ; l’idéal ascétique, par l’idéal moral et de connaissance. L’homme se charge lui-même, il s’attelle tout seul, au nom des valeurs héroïques, au nom des valeurs de l’homme.

L’homme supérieur est plusieurs : le devin, les deux rois, l’homme à la sangsue, l’enchanteur, le dernier pape, le plus hideux des hommes, le mendiant volontaire et l’ombre. Ils forment une théorie, une série, une farandole. C’est parce qu’ils se distinguent d’après la place qu’ils occupent le long du fil, d’après la forme de l’idéal, d’après leur poids spécifique de réactif et leur tonalité de négatif. Mais ils reviennent au même : ce sont les puissances du faux, un défilé de faussaires, comme si le faux renvoyait nécessairement au faux. Même l’homme véridique est un faussaire, parce qu’il cache ses motifs de vouloir le vrai, sa sombre passion de condamner la vie. Peut-être seul Melville est-il comparable à Nietzsche pour avoir créé une prodigieuse chaîne de faussaires, hommes supérieurs émanant du “ grand Cosmopolite ”, et dont chacun garantit ou même dénonce l’escroquerie de l’autre, mais toujours de manière à relancer la puissance du faux (Melville [1857] 1950). Le faux n’est-il pas déjà dans le modèle, dans l’homme véridique, autant que dans les simulations ? Tant qu’Ariane aime Thésée, elle participe à cette entreprise de nier la vie. Sous ses fausses apparences d’affirmation, Thésée – le modèle – est la puissance de nier, l’Esprit de négation, le grand escroc.

Ariane est l’Anima, l’Ame, mais l’âme réactive ou la force du ressentiment. Sa splendide chanson reste une plainte, et, dans Zarathoustra où elle apparaît d’abord, est mise dans la bouche de l’Enchanteur : faussaire par excellence, abject vieillard qui se pare d’une masque de jeune fille. Ariane est la sœur, mais la sœur qui éprouve le ressentiment contre son frère le taureau. Dans toute l’œuvre de Nietzsche court un appel pathétique : méfiez-vous des sœurs. C’est Ariane qui tient le fil dans le labyrinthe, le fil de la moralité. Ariane est l’Araignée, la tarentule. Ici encore Nietzsche lance un appel : “ Pendez-vous à ce fil ! ” (La volonté de puissance, II, livre 3, par. 408). Il faudra qu’Ariane elle-même réalise cette prophétie (dans certaines traditions, Ariane abandonnée par Thésée ne manque pas de se pendre. Jeanmaire, 1951223). Mais que signifie : Ariane abandonnée par Thésée ? C’est que la combinaison de la volonté négative et de la force de réaction, de l’esprit de négation et de l’âme réactive n’est pas le dernier mot du nihilisme. Vient le moment où la volonté de négation brise son alliance avec les forces de réaction, les abandonne et même se retourne contre elles. Ariane se pend, Ariane veut périr.

Or c’est ce moment fondamental (‘minuit’) qui annonce une double transmutation, comme si le nihilisme achevé laissait place à son contraire : les forces réactives, étant elles mêmes niées, deviennent actives ; la négation se convertit, devient le coup de tonnerre d’une affirmation pure, le mode polémique et ludique d’une volonté qui affirme et passe au service d’un excédent de la vie. Le nihilisme, ‘vaincu par lui-même’. Notre objet n’est pas d’analyser cette transmutation du nihilisme, cette double conversion, mais de chercher seulement comment le mythe d’Ariane l’exprime.

Abandonnée par Thésée, Ariane sent que Dionysos approche. Dionysos-taureau est l’affirmation pure et multiple, la vraie affirmation, la volonté affirmative ; il ne porte rien, il ne se charge de rien, mais allège tout ce qui vit. Il sait faire ce que l’homme supérieur ne sait pas : rire, jouer, danser, c’est-à-dire affirmer. Il est le Léger, qui ne se reconnaît pas dans l’homme, surtout pas dans l’homme supérieur ou le héro sublime, mais seulement dans le sur-homme, dans le sur-héros, dans autre chose que l’homme. Il fallait qu’Ariane fût abandonnée par Thésée : “ Ceci est le secret de l’Âme : quand le héros l’a abandonnée, alors seulement elle voit s’approcher d’elle en rêve le sur-héros ” (Zarathoustra II, ‘Les Sublimes’).

Sous la caresse de Dionysos, l’âme devient active. Elle était si lourde avec Thésée, mais s’allège avec Dionysos, déchargée, effilée, élevée jusqu’au ciel. Elle apprend que ce qu’elle croyait naguère une activité n’était qu’entreprise de vengeance, méfiance et surveillance (le fil), réaction de la mauvaise conscience et du ressentiment ; et, plus profondément, ce qu’elle croyait être une affirmation n’était qu’un travesti, une manifestation de la lourdeur, une manière de se croire fort parce qu’on porte et assume. Ariane comprend sa déception : Thésée n’était même pas un vrai Grec, mais plutôt, avant la lettre, une sorte d’Allemand, quand on croyait rencontrer un Grec [2]. Mais Ariane comprend sa déception à un moment où elle ne s’en soucie plus : Dionysos approche, qui est un vrai Grec ; l’Âme devient active, en même temps que l’Esprit révèle la vraie nature de l’affirmation. Alors la chanson d’Ariane prend tout son sens : transmutation d’Ariane à l’approche de Dionysos, Ariane étant l’Anima qui correspond maintenant à l’Esprit qui dit oui. Dionysos ajoute un ultime couplet à la chanson d’Ariane, qui devient dithyrambe. Conformément à la méthode générale de Nietzsche, la chanson change de nature et de sens suivant celui qui la chante, l’enchanteur sous le masque d’Ariane, Ariane elle-même à l’oreille de Dionysos. Pourquoi Dionysos a-t-il besoin d’Ariane ou d’être aimé ? Il chante une chanson de solitude, il réclame une fiancée (Zarathoustra II, ‘Le chant de la nuit’).

C’est que Dionysos est le dieu de l’affirmation ; or il faut une seconde affirmation pour que l’affirmation soit elle-même affirmée il faut qu’elle se dédouble pour pouvoir redoubler. Nietzsche distingue bien les deux affirmations quand il dit : “ Eternelle affirmation de l’être, éternellement je suis ton affirmation ” (Dithyrambes dionysiaques, ‘Gloire et éternité’). Dionysos est l’affirmation de l’Être, mais Ariane, l’affirmation de l’affirmation, la seconde affirmation ou le divenir-actif. De ce point de vue, tout les symboles d’Ariane changent de sens, quand ils se rapportent à Dionysos au lieu d’ être déformés par Thésée. Non seulement la chanson d’Ariane cesse d’être l’expression du ressentiment, pour être une recherche active, une question qui affirme déjà (“ Qui es-tu… C’est moi, moi que tu veux ? Moi tout entière ? ”) ; mais le labyrinthe n’est plus le labyrinthe de la connaissance et de la morale, le labyrinthe n’est plus le chemin où s’engage, en tenant un fil, celui qui va tuer le taureau.

Le labyrinthe est devenu le taureau blanc lui-même, Dionysos-taureau : “ Je suis ton labyrinthe ”. Plus précisément, le labyrinthe est maintenant l’oreille de Dionysos, l’oreille labyrinthique. Il faut qu’Ariane ait des oreilles comme celles de Dionysos, pur entendre l’affirmation dionysiaque, mais aussi qu’elle réponde à l’affirmation dans l’oreille de Dionysos lui- même. Dionysos dit à Ariane : “ Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles, mets-y un mot avisé, oui ” . Il arrive encore à Dionysos de dire à Ariane, par jeu : “ Pourquoi tes oreilles ne sont-elles pas encore plus longues ? ” [3]. Dionysos lui rappelle ainsi ses erreurs, quand elle aimait Thésée : elle croyait qu’affirmer c’était porter un poids, faire comme l’âne. Mai en vérité Ariane, avec Dionysos, a acquis de petites oreilles : l’oreille ronde, propice à l’éternel retour. Le labyrinthe n’est plus d’architecture, il est devenu sonore, et de musique. C’est Schopenhauer qui définissait l’architecture en fonction de deux forces, celle de porter et celle d’être porté, support et charge, même si elles tendent à se confondre.

Mais la musique apparaît à l’opposé, quand Nietzsche se sépare de plus en plus du vieux faussaire, Wagner l’enchanteur : elle est la Légère, pure apesanteur (Le cas Wagner). Toute l’histoire triangulaire d’Ariane ne témoigne-t-elle pas d’une légèreté anti-wagnérienne, plus proche d’Offenbach et de Strauss que de Wagner ? Ce qui appartient essentiellement à Dionysos musicien, c’est de faire danser les toits, balancer les poutres (Detienne, 1986, 80-81; et les Bacchantes d’Euripides). Sans doute y a-t-il aussi de la musique du côté d’Apollon, et aussi du côté de Thésée ; mais c’est une musique qui se répartit d’après les territoires, les milieux, les activités, les éthos : un chant de travail, un chant de marche, un chant de danse, un chant pour le repos, un chant à boire, une berceuse…, presque de petites “ rengaines ”, dont chacune a son poids [4].

Pour que la musique se libère, il faudra passer de l’autre côté, là où les territoires tremblent, ou les architectures s’effondrent, où les éthos se mêlent, où se dégage un puissant chant de la Terre, la grande ritournelle qui transmue tous les airs qu’elle emporte et fait revenir (Cf. les différent strophes des ‘Sept sceaux’, Zarathoustra III). Dionysos ne connaît plus d’autre architecture que celle des parcours et des trajets. N’était-ce pas déjà le propre du Lied, de sortir du territoire à l’appel ou au vent de la Terre ? Chacun des hommes supérieurs quitte son domaine et se dirige vers la grotte de Zarathoustra. Mais seul le dithyrambe s’étend sur la Terre et l’épouse tout entière. Dionysos n’a plus de territoire parce qu’il est partout sur la Terre [5]. Le labyrinthe sonore est le chant de la Terre, la Ritournelle, l’éternel retour en personne. Mais pourquoi opposer les deux côtés comme le vrai et le faux ? N’est-ce pas des deux côtés la même puissance du faux, et Dionysos n’est-il pas un grand faussaire, le plus grand “ en vérité ”, le Cosmopolite ! L’art n’est-il pas la plus haute puissance du faux ? Entre le haut et le bas, d’un côté à l’autre, il y a une différence considérable, une distance qui doit être affirmée. C’est que l’araignée refait toujours sa toile, et le scorpion ne cesse pas de piquer; chaque homme supérieur est fixé à sa propre prouesse, qu’il répète comme un numéro de cirque, (et c’est bien ainsi que le livre IV de Zarathoustra est organise, à la manière d’un gala des Incomparables chez Raymond Roussel, ou d’un spectacle de marionnettes, d’une opérette). C’est que chacun de ces mimes a un modèle invariable, une forme fixe, qu’on peut toujours appeler vraie, bien qu’elle soit aussi “ fausse ” que ses reproductions. C’est comme le faussaire en peinture : ce qu’il copie du peintre original est une forme assignable aussi fausse que les copies ; ce qu’il laisse échapper, c’est la métamorphose où la transformation de l’original, l’impossibilité de lui assigner une forme quelconque, bref la création. C’est pourquoi les hommes supérieurs ne sont que les plus bas degrés de la volonté de puissance : “ Puissent de meilleurs que vous passer de l’autre côté ! Vous représentez des degrés ” (Zarathoustra IV, ‘La salutation’).

Avec eux la volonté de puissance représente seulement un vouloir-tromper, un vouloir-prendre, un vouloir-dominer, une vie malade épuisée qui brandit des prothèses. Leurs rôles mêmes sont des prothèses pour tenir debout. Seul Dionysos, l’artiste créateur, atteint à la puissance des métamorphoses qui le fait devenir, témoignant d’une vie jaillissante ; il porte la puissance du faux à un degré qui s’effectue non plus dans la forme, mais dans la transformation – “ vertu qui donne ”, ou création de possibilités de vie : transmutation. La volonté de puissance est comme l’énergie, on appelle noble celle qui est apte à se transformer. Sont vils, ou bas, ceux qui ne savent que se déguiser, se travestir, c’est-à-dire prendre une forme, et se tenir à une forme toujours la même. Passer de Thésée à Dionysos, c’est pour Ariane affaire de clinique de santé et de guérison. Pour Dionysos aussi. Dionysos a besoin d’Ariane. Dionysos est l’affirmation pure : Ariane est l’Anima l’affirmation dédoublée, le ‘oui’ chi répond au ‘oui’. Mais, dédoublée, l’affirmation revient à Dionysos comme affirmation qui redouble. C’est bien en ce sens que l’Eternel retour est le produit de l’union de Dionysos et d’Ariane.

Tant que Dionysos est seul, il a encore peur de la pensée de l’Eternel retour, parce qu’il craint que celui-ci ne ramène les forces réactives, l’entreprise de nier la vie, l’homme petit (fût-il supérieur ou sublime). Mais quand l’affirmation dionysiaque trouve son plein développement avec Ariane, Dionysos à son tour apprend quelque chose de nouveau : que la pensée de l’Eternel retour est consolante, en même temps que l’Eternel retour lui- même est sélectif. L’Eternel retour est le produit d’une double affirmation, qui fait revenir ce qui s’affirme, et ne fait devenir que ce qui est actif. Ni les forces réactives ni la volonté de nier ne reviendront : elles sont éliminées par la transmutation, par l’Eternel retour qui sélectionne. Ariane a oublié Thésée, ce n’est même plus un mauvais souvenir. Jamais Thésée ne reviendra.

L’Eternel retour est actif et affirmatif ; il est l’union de Dionysos et d’Ariane. C’est pourquoi Nietzsche le compare, non seulement à l’oreille circulaire, mais à l’anneau nuptial. Voila que le labyrinthe est l’an­neau, l’oreille, l’Eternel retour lui-même qui se dit de ce qui est actif ou affirmatif. Le labyrinthe n’est plus le chemin où l’on se perd, mais le chemin qui revient. Le labyrinthe n’est plus celui de la connaissance et de la morale, mais celui de la vie et de l’Etre comme vivant. Quant au produit de l’union de Dionysos et d’Ariane, c’est le surhomme ou le sur-héros, le contraire de l’homme supérieur. Le surhomme est le vivant des cavernes et des cimes, le seul enfant qui se fasse par l’oreille, le fils d’Ariane et du Taureau.

* Mystère d’Ariane, “ Bulletin de la Société Française d’études nietzschéenes ”, Mars 1963, 12-15. Mystère d’Ariane selon Nietzsche, dans Critique et clinique, chapitre XIII, Paris 1993, 126-134.

La double affirmation : Ariane*

Gilles Deleuze

traduzione italiana

Qu’est-ce que l’affirmation dans toute sa puissance ? Nietzsche ne supprime pas le concept d’être. Il propose de l’être une nouvelle conception. L’affirmation est être. L’être n’est pas l’objet de l’affirmation, pas davantage un élément qui s’offrirait, qui se donnerait en charge à l’affirmation. L’affirmation n’est pas la puissance de l’être, au contraire. L’affirmation elle-même est l’être, l’être est seulement l’affirmation dans toute sa puissance. On ne s’étonnera donc pas qu’il n’y ait chez Nietzsche ni analyse de l’être pour lui-même, ni analyse du néant pour lui-même ; on évitera de croire que Nietzsche, à cet égard, n’ait pas livré sa dernière pensée. L’être et le néant sont seulement l’expression abstraite de l’affirmation et de la négation comme qualités (qualia) de la volonté de puissance [1]. Mais toute la question est : en quel sens l’affirmation est-elle elle-même l’être ?

L’affirmation n’a pas d’autre objet que soi-même. Mais précisément, elle est l’être en tant qu’elle est à elle-même son propre objet. L’affirmation comme objet de l’affirmation: tel est l’être. En elle même et comme l’affirmation première, elle est devenir. Mais elle est l’être, en tant qu’elle est l’objet d’une autre affirmation qui élève le devenir à l’être ou qui extrait l’être du devenir. C’est pourquoi l’affirmation dans toute sa puissance est double: on affirme l’affirmation. C’est affirmation première (le devenir) qui est être, mais elle ne l’est que comme objet de la seconde affirmation. Les deux affirmations constituent la puissance d’affirmer dans son ensemble. Que cette puissance soit nécessairement double est exprimé par Nietzsche dans des textes de haute portée symbolique:

1. Les deux animaux de Zarathoustra, l’aigle et le serpent. Interprétés du point de vue de l’éternel retour, l’aigle est comme la grande année, la période cosmique, et le serpent, comme la destinée individuelle insérée dans cette grande période. Mais cette interprétation exacte n’en est pas moins insuffisante, parce qu’elle suppose l’éternel retour et ne dit rien sur les éléments préconstituants dont il dérive. L’aigle plane en larges cercles, un serpent enroulé autour de son cou, “ non pareil à une proie, mais comme un ami ” (Zarathoustra, Prologue, 10) : on y verra la nécessité, pour l’affirmation la plus fière d’être accompagnée, doublée d’une affirmation seconde qui la prend pour objet.

2. Le couple divin, Dionysos-Ariane. “ Qui donc sait en dehors de moi, qui est Ariane ! ” (Ecce Homo, III ‘Ainsi parlait Zarathoustra’, 8). Et sans doute le mystère d’Ariane a-t-il une pluralité de sens. Ariane aima Thésée. Thésée est une représentation de l’homme supérieur : c’est l’homme s sublime et héroïque, celui qui assume les fardeaux et qui vainc les monstres. Mais il lui manque précisément la vertu du taureau, c’est-à-dire le sens de la terre quand il est attelé, et aussi la capacité de dételer, de rejeter les fardeaux [2]. Tant que la femme aime l’homme, tant qu’elle est mère, sœur, épouse de l’homme, serait-ce l’homme supérieur, elle est seulement l’image féminine de l’homme : la puissance féminine reste enchaînée dans la femme (Zarathoustra III, ‘De la vertu qui amenuise’). Mères terribles, sœurs et épouses terribles, la féminité représente ici l’esprit de vengeance et le ressentiment qui animent l’homme lui-même. Mais Ariane abandonnée par Thésée sent venir une transmutation qui lui est propre: la puissance féminine affranchie, devenue bienfaisante et affirmative, l’Anima. “ Que le reflet d’une étoile luise dan s votre amour ! Que votre espoir dise: Oh, puissé-je mettre au monde le surhomme ! ” (Zarathoustra I, ‘Des femmes jeunes et vieilles’). 

Bien plus : par rapport à Dionysos, Ariane-Anima est comme une seconde affirmation. L’affirmation dionysiaque réclame une autre affirmation qui la prend pour objet. Le devenir dionysiaque est l’être, l’éternité, mais en tant que l’affirmation correspondante est elle-même affirmée : “ Eternelle affirmation de l’être, éternellement je suis ton affirmation ” (Dithyrambes de Dionysos, ‘Gloire et éternité’). L’éternel retour “ rapproche au maximum ” le devenir et l’être, il affirme l’un de l’autre (Volonté de Puissance II, 170) ; encore faut-il une seconde affirmation pour opérer ce rapprochement. C’est pourquoi l’éternel retour est lui-même un anneau nuptial (Zarathoustra III, ‘Le sept sceaux’). C’est pourquoi l’univers dionysiaque, le cycle éternel, est un anneau nuptial, un miroir de noces qui attend l’âme (anima) capable de s’y mirer, mais aussi de le réfléchir en se mirant [3]. C’est pourquoi Dionysos veut une fiancée: “ C’est moi, moi que tu veux ? Moi, tout entière ? … ” (Dithyrambes de Dionysos, ‘Plainte d’Ariane’). (Là encore on remarquera que, suivant le point où l’on se place, les noces changent de sens ou de partenaires. Car, selon l’éternel retour constitué, Zarathoustra apparaît lui-même comme le fiancé, et l’éternité, comme une femme aimée. Mais d’après ce qui constitue l’éternel retour, Dionysos est la première affirmation, le devenir et l’être, mais juste ment le devenir qui n’est être que comme objet d’une seconde affirmation; Ariane est cette seconde affirmation, Ariane est la fiancée, la puissance féminine amante).

3. Le labyrinthe ou les oreilles. Le labyrinthe est une image fréquente chez Nietzsche. Il désigne d’abord l’inconscient, le soi ; seule l’Anima est capable de nous réconcilier avec l’inconscient, de nous donner un fil conducteur pour son exploration. En second lieu, le labyrinthe désigne l’éternel retour lui-même : circulaire, il n’est pas le chemin perdu, mais le chemin qui nous ramène au même point, au même instant qui est, qui a été et qui sera. Mais plus profondément, du point de vue de ce qui constitue l’éternel retour, le labyrinthe est le devenir, l’affirmation du devenir. Or l’être sortit du devenir, il s’affirme du devenir lui-même, pour autant que l’affirmation du devenir est l’objet d’une autre affirmation (le fil d’Ariane). Tant qu’Ariane fréquenta Thésée, le labyrinthe était pris à l’envers, il s’ouvrait sur les valeurs supérieures, le fil était le fil du négatif et du ressentiment, le fil moral [4]. Mais Dionysos apprend à Ariane son secret: le vrai labyrinthe est Dionysos lui-même, le vrai fil est le fil de l’affirmation. “ Je suis ton labyrinthe ” [5]. Dionysos est le labyrinthe et le taureau, le devenir et l’être, mais le devenir qui n’est être que pour autant que son affirmation est elle même affirmée. Dionysos ne demande pas seulement à Ariane d’entendre, mais d’affirmer l’affirmation: “ Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles: mets-y un mot avisé ”. L’oreille est labyrinthique, l’oreille est le labyrinthe du devenir ou le dédale de l’affirmation. Le labyrinthe est ce qui nous mène à l’être, il n’y a d’être que du devenir, il n’y a d’être que du labyrinthe lui-même.
Mais Ariane a les oreilles de Dionysos: l’affirmation doit être elle-même affirmée pour qu’elle soit précisément l’affirmation de l’être. Ariane met un mot avisé dans les oreilles de Dionysos. C’est-à dire : ayant elle-même entendu l’affirmation dionysiaque, elle en fait l’objet d’une seconde affirmation que Dionysos entend.

Si nous considérons l’affirmation et la négation comme qualités de la volonté de puissance, nous voyons qu’elles n’ont pas un rapport univoque. La négation s’oppose à l’affirmation, mais l’affirmation diffère de la négation. Nous ne pouvons pas penser l’affirmation comme “ s’opposant ” pour son compte à la négation : ce serait mettre le négatif en elle. L’opposition n’est pas seulement la relation de la négation avec l’affirmation, mais l’essence du négatif en tant que tel. Et la différence est l’essence de l’affirmatif en tant que tel. L’affirmation est jouissance et jeu de sa propre différence, comme la négation, douleur et travail de l’opposition qui lui est propre. Mais quel est ce jeu de la différence dans l’affirmation ? L’affirmation est posée une première fois comme le multiple, le devenir et le hasard. Car le multiple est la différence de l’un et de l’autre, le devenir est la différence avec soi, le hasard est la différence “ entre tous ” ou distributive. Puis l’affirmation se dédouble, la différence est réfléchie dans l’affirmation de l’affirmation: moment de la réflexion où une seconde affirmation prend pour objet la première. Mais ainsi l’affirmation redouble: comme objet de la seconde affirmation, elle est l’affirmation elle-même affirmée, l’affirmation redoublée, la différence élevée à sa plus haute puissance. Le devenir est l’être, le multiple est l’un, le hasard est la nécessité. L’affirmation du devenir est l’affirmation de l’être, etc., mais pour autant qu’elle est l’objet de la seconde affirmation qui la porte à cette puissance nouvelle. L’être se dit du devenir, l’un du multiple, la nécessité du hasard, mais pour autant que le devenir, le multiple et le hasard se réfléchissent dans la seconde affirmation qui les prend pour objet.

Ainsi, c’est le propre de l’affirmation de revenir, ou de la différence de se reproduire. Revenir est l’être du devenir, l’un du multiple, la nécessité du hasard : l’être de la différence en tant que telle, ou l’éternel retour. Si nous considérons l’affirmation dans son ensemble, nous ne devons pas confondre, sauf par commodité d’expression, l’existence de deux puissances d’affirmer avec l’existence de deux affirmations distinctes. Le devenir et l’être sont une même affirmation, qui passe seulement d’une puissance à l’autre en tant qu’elle est l’objet d’une seconde affirmation. L’affirmation première est Dionysos, le devenir. L’affirmation seconde est Ariane, le miroir, la fiancée, la réflexion. Mais la seconde puissance de l’affirmation première est l’éternel retour ou l’être du devenir. C’est la volonté de puissance comme élément différentiel qui produit et développe la différence dans l’ affirmation, qui réfléchit la différence dans l’affirmation de l’affirmation, qui la fait revenir dans l’affirmation elle même affirmée.

Dionysos développé, réfléchi, élevé à la plus haute puissance : tels sont les aspects du vouloir dionysiaque qui sert de principe à l’éternel retour.

*Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris 1962. Chapitre V. Le surhomme: contre la dialectique. §12. La double affirmation : Ariane. [Table analytique. L’affirmation de l’affirmation (double affirmation) - Le mystère d’Ariane, le labyrinthe. - L’affirmation affirmé (seconde puissance). - Différence, affirmation et éternel retour. - Le sens de Dionysos.].

1. Trouver dans l’affirmation et la négation les racines mêmes de l’être et du néant n’est pas nouveau ; cette thèse s’inscrit dans une longue tradition philosophique. Mais Nietzsche renouvelle et bouleverse cette tradition par sa conception de l’affirmation et de la négation, par sa théorie de leur rapport et de leur transformation.

2. Zarathoustra II, ‘Des hommes sublimes’. — “ Rester les muscles inactifs et la volonté de dételer : c’est ce qu’il y a de plus difficile pour vous autres, hommes sublimes ”.

3. Volonté de Puissance II, 51 : autre développement de l’image des fiançailles et de l’anneau nuptial.

4. Volonté de Puissance III, 408 : “ Nous sommes particulièrement curieux d’explorer le labyrinthe, nous nous efforçons de lier connaissance avec M. le Minotaure dont on raconte des choses si terribles; que nous importent votre chemin qui monte, votre fil qui mè ne dehors, qui mène au bonheur et à la vertu, qui mène vers vous, je le crains… vous pouvez nous sauver à l’aide de ce fil ? Et nous, nous vous en prions instamment, pendez-vous à ce fil ! ”.

5. Dithyrambes de Dionysos, ‘Plainte d’Ariane’ : “ Sois prudente Ariane ! Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles : Mets-y un mot avisé ! Ne faut-il pas d’abord se haïr si l’on doit s’aimer ? … Je suis ton labyrinthe… ”.