
“ Personne ne témoigne (Niemand zeugt) pour le témoin ” (Celan [1964] 1998, 264-265) mais le fil du témoignage — fût-il emmêlé à d’autres, effiloché ou cassé par endroits — n’en continue pas moins, survivant, de courir sur le “ chemin de l’impossible ”. Cela arrive, par exemple, lorsque ce fil, ainsi que l’imagine Celan, “ engendre (zeugt) un enfant ” (Celan [1959] 1960, 35). Dans un texte justement dédié à son fils Éric, le poète affirmera que, malgré cette fatalité selon laquelle “ l’Histoire fait des trous ”, eh bien “ nous sommes là debout (wir stehn) ” quand même (Celan [1971] 2025, 86-87). Mais comment sommes-nous restés debout dans le “ vent-du-temps ” qui souffle si fort ? Comment ne sommes-nous pas tombés complètement dans les trous de l’histoire ? Parce que nous sommes des êtres de mémoire et de désir, d’imagination, de parole et de pensée. Voilà d’abord comment nous sommes restés debout : geste aussi puissamment éthique que — chez Celan — adressé à “ personne ” :
Stehen, im Schatten
des Wundenmals in der Luft.
Für-niemand-und-nichts-Stehn.
[Tenir debout, dans l’ombre
du stigmate des blessures en l’air.
Tenir-debout-pour-personne-et-pour-rien.
(Celan [1971, 2003] 2025, 32-33)]
Tief
in der Zeitenschrunde […]
wartet, ein Atemkristall,
dein unumstöβliches
Zeugnis.
[Tout au fond
de la crevasse des temps […]
attend, cristal de souffle,
ton inébranlable
témoignage.
(Celan [1971, 2003] 2025, 48-49)]
Un témoignage sera “ inébranlable ” s’il sait impersonnellement survivre, pour tous ou pour personne, à la personne même du témoin. Là où le survivant avait dû trouver mille ruses pour sa propre et personnelle survie, le poète aura pour charge d’inventer d’autres genres de ruses pour la survivance de son témoignage. Comme Ulysse l’avait fait pour échapper, sous le nom de “ personne ” (outis) au cyclope Polyphème dévoreur d’humains, Paul Celan aura élu le nom de “ personne ” (Niemand) pour faire passer son témoignage à travers le mauvais “ vent du temps ”. Son lyrisme devait donc bien prendre son essor avec la mallarméenne “ rose de personne ” (Niemandsrose) (Celan [1963] 2023, 36-37). Mais, comme Martine Broda l’a montré, Celan rusait constamment avec ce nom de “ personne ”, transformant peu à peu le pronom indéfini (négatif) en un vaste et vague nom propre (positif) ouvrant sur le “ nous ” de toute écoute poétique (Broda [2002] 2023, 162-165) :
Gelobt seist du, Niemand.
Dir zulieb wollen
wir blühn.
Dir
entgegen.
[Loué sois-tu, Personne.
Pour l’amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi. (Celan [1963] 2023, 36-37)]
Le travail poétique serait, alors, à considérer sous l’angle d’une ruse pratique — cette intelligence imaginative que les Grecs anciens nommaient la mètis (Detienne, Vernant 1974) — envisagée comme geste éthique : celui de faire passer un témoignage malgré tout. Sur la même page où Celan affirmait que “ personne ne témoigne pour le témoin ” était inscrite, en haut de page, la formule extraordinaire “ gloire de cendres ” (Aschenglorie), qui porte à espérer qu’il serait possible — nécessaire, même — de témoigner lumineusement des cendres d’Auschwitz (Celan [1967, 2003] 2025, 122-123). Si l’on peut parler d’une “ gloire de cendres ”, c’est probablement que tout est imaginable à la poésie, cette “ lumière de l’u-topie ”. Ainsi, sur le chemin où l’on se perd, la pierre parle, même si “ personne ne l’entend ” avant que, peut-être, quelqu’un ou une “ Personne l’entende ” (Celan [1959] 2002, 36).
Imaginons que, d’un arbre disparu, demeure une seule feuille (ein Blatt, baumlos) (Celan [1971] 2025, 100-101). Ou bien que demeure une seule branche, mais “ une branche de lecture (ein Leseast) ” pour que survive le témoignage de sa brisure même (Celan [1971] 2025, 134-135). C’est alors comme si, les beaux arbres qui peuplent toute l’histoire du lyrisme allemand ayant été brûlés ou abattus dans les “ orages d’acier ” de l’histoire, le poète se donnait pour tâche d’en recueillir et d’en faire parler les plus modestes vestiges : telles, ces feuilles de “ paulownias ”, nom d’un arbre qui contient son prénom, et qui ont une forme de cœur (Celan [1963] 2023, 136-137). Et si ne restaient que quelques bouts d’écorce ? Ces écorces de platane que le poète gardait précieusement dans un tiroir de son bureau [Fig. 1], dans sa poche lorsqu’il partait pour un voyage difficile, ou qu’il envoyait à Nelly Sachs comme de minuscules talismans salvateurs ?
Je t’envoie ici encore quelque chose qui aide contre les petits doutes qui parfois nous assaillent ; c’est un morceau d’écorce de platane. On le prend entre le pouce et l’index, le tient bien fort en pensant à quelque chose de bon. Mais — je ne peux te le taire — des poèmes et surtout les tiens, sont d’encore meilleures écorces de platane. Je t’en prie, alors recommence à écrire. Et laisse cela s’acheminer vers nos doigts. Tu sais combien nous — et pas seulement nous — en avons besoin (Celan [1960] 1999, 51-52; Celan [1951-1970] 2001, v. I, 96; v. II, 115; Lauterwein 2005, 168-173; Barnabé 2024, 177-180).
*
L’écorce est comme un bout de peau arrachée à un arbre. En latin on la nommait liber là où elle adhère encore au tronc : mot du livre, donc, et mot de la liberté (Didi-Huberman 2011, 70-71). Paul Celan ne conservait-il pas ses bouts d’écorces comme les vestiges de quelque grand arbre — ou livre — disparu ? De la même façon que, dans “ Fugue de mort ”, il affirmait que “ nous creusons dans le ciel une tombe ” (Celan [1945] 1998, 52-53), dans La Rose de personne il voudra écrire : “ En l’air là-haut, c’est là que demeure ta racine, là, / en l’air (in der Luft, da bleibt deine Wurzel, da, / in der Luft) ” (Celan [s.d.] 1998, 220-221); voir dans la traduction de Martine Broda : “ En l’air, là reste ta racine, là, / en l’air ” (Celan [1963] 2023, 150-151)). Dans Partie de neige, la même image reviendra, sous la variante du “ creuseur de puits dans le vent (Brunnengräber im Wind) ” (Celan [1971] 2025, 14-15). Mais, si nos racines sont dans l’air, cela ne veut-il pas dire que l’arbre est sens dessus dessous, la tête en bas ? Ou bien, plus prosaïquement, qu’il a brûlé et que tout son corps — ramures, tronc, racines — est parti dans le ciel en fumée ? On a vu quelquefois, dans cette image, un sens kabbalistique. On peut tout aussi bien considérer, de façon plus immanente, que, notre arbre généalogique ayant brûlé — trauma du génocide —, il ne nous reste plus, selon la “ filiation paradoxale ” dont parlait Monique Schneider, qu’à chercher nos racines dans l’air et sa dissémination de toute chose. Les écorces nous rappellent encore lacunairement d’où nous venons, mais l’histoire nous a bien arrachés à nos supposées — ou désirées — racines.
Et voilà bien, quatre-vingts ans après la libération du camp d’Auschwitz, où en est l’existence juive à l’heure de Gaza. D’un côté, on n’a jamais cessé de vouloir l’éradiquer (selon un antisémitisme toujours plus florissant), d’un autre on s’est mis en tête de l’enraciner dans quelque chose comme un messianisme territorial (caractéristique, plus que jamais, de la politique actuelle [j’écris ces lignes en septembre 2025] du gouvernement israélien). Or, éradiquer et enraciner constituent deux volontés symétriques autour de la même notion de racine : ce ne sont, finalement, que les deux faces d’une même médaille (militaire, il va sans dire), et elle a nom fascisme. Dans cette double et effrayante perspective, l’obsession de la racine va de pair avec une postulation du peuple un : le peuple uni, soudé autour du “ seul nom d’un ” (de La Boétie [1548] 2022, 48). Or l’unité d’un peuple, quel qu’il soit, est aussi illusoire que — dans certaines conditions historiques — dangereuse. Par exemple, s’agissant du peuple juif, Schlomo Sand a fait œuvre utile en montrant les éléments mythiques ayant forgé l’unité immémoriale de ce peuple dans l’histoire (Sand [2008] 2010). Mais, en prétendant “ cesser d’être juif ” par réaction à l’ethnocentrisme délétère du gouvernement israélien, Sand légitimait en quelque sorte, face à ses ennemis politiques, cette “ racine ” unique dont il avait par ailleurs montré le caractère mystificateur (Sand 2013, 133-139).
Nos racines sont “ en l’air là-haut ”, comme l’écrivait Celan, parce qu’elles sont plurielles et disséminées au vent de l’histoire. On s’enrichit dans la pluralité, même si l’on perd quelque chose dans la dissémination, tout cela porté par le même mouvement dialectique. Alors, osons dire que “ le peuple ” juif n’existe pas, si ce n’est pour ceux qui veulent l’éradiquer ou pour ceux qui veulent lui assigner une seule racine. Il n’existe pas comme “ le peuple ” car il existe bien mieux que cela : soit en tant que peuples pluriels, ainsi qu’Emanuel Ringelblum le notait par exemple au fil de ses bouleversantes chroniques du ghetto de Varsovie (Cf. Ringelblum [1961] 2017; Didi-Huberman 2020, 129-143). La Torah elle-même n’est-elle pas un livre pluriel dispersé dans le temps d’une très longue histoire (Liverani [2003] 2010) ? Aujourd’hui nous pouvons lire les poèmes épars de Celan comme autant de témoignages “ pour personne ”, c’est-à-dire pour tout un chacun désireux de les approcher, de les écouter.
Dans cette région du témoignage disparaît, alors, l’opposition inféconde entre un style “ clair ” de témoignage (incarné par Primo Levi) et le style “ obscur ” de Paul Celan. Car tout témoin, “ clair ” ou “ obscur ”, s’adresse à une pluralité d’autruis selon le même geste — d’espérance mêlé de désespoir — qu’avec son propre style Charlotte Delbo aura su porter à un particulier degré de justesse éthique et d’intensité émotionnelle :
Vous voudriez savoir
poser des questions
et vous ne savez quelles questions
et vous ne savez comment poser les questions
alors vous demandez
des choses simples
la faim
la peur
la mort
et nous ne savons pas répondre
nous ne savons pas répondre avec vos mots à vous
et nos mots à nous
vous ne les comprenez pas […]
et vous croyez que nous ne savons pas répondre
Vous ne croyez pas ce que nous disons
parce que
si c’était vrai
ce que nous disons
nous ne serions pas là pour le dire.
Il faudrait expliquer
l’inexplicable
expliquer
pourquoi Viva qui était si forte
est-elle morte
et non pas moi (Delbo [1971] 2024, 73-74).
[*] Ce texte est une version élaborée à partir de la conférence intitulée Témoigner pour le témoin, donnée à Athènes le 29 octobre 2025.
Références bibliographiques
- Barnabé 2024
C. Barnabé, Survivance du charme. Le poème et l’idée de guérison : Jaccottet, Hughes, Gamoneda, Celan, Genève 2024. - Broda [2002] 2023
M. Broda, Postface, dans P. Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose, Frankfurt am Main 1963], trad. fr. M. Broda, Paris 2023. - Celan [s.d.] 1998
P. Celan, En l’air là-haut [In der Luft…, s.d.], dans Id., Choix de poèmes. Réunis par l’auteur, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris 1998. - Celan [1945] 1998
P. Celan, Fugue de mort [Todesfuge, 1945], dans Id., Choix de poèmes. Réunis par l’auteur, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris 1998. - Celan [1951-1970] 2001
P. Celan, Correspondance avec Gisèle Celan-Lestrange (1951-1970), vol. I-II, éd. B. Badiou, É. Celan, Paris 2001. - Celan [1959] 2002
P. Celan, Dialogue dans le montagne [Gespräch im Gebirg, 1959], dans Id. Le Méridien et autres proses, trad. fr. J. Launay, Paris 2002. - Celan [1960] 1999
P. Celan, Correspondance avec Nelly Sachs (1954-1969) [lettre du 28 juillet 1960], trad. fr. M. Gansel, Paris, 1999. - Celan [1963] 2023
P. Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose, Frankfurt am Main 1963], trad. fr. M. Broda, Paris 2023. - Celan [1964] 1998
P. Celan, Gloire de cendre [Aschenglorie, Frankfurt am Main 1964], dans Id., Choix de poèmes. Réunis par l’auteur, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris 1998. - Celan [1967] 2025
P. Celan, Renverse du souffle [Atemwende, Frankfurt am Main 1967], trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris 2025. - Celan [1971] 2025
P. Celan, Partie de neige [Schneepart, Frankfurt am Main 1971], trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris 2025. - Delbo [1971] 2024
C. Delbo, Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes (1946-1985) [Auschwitz et après, vol. III. Mesure de nos jours, Paris 1971], Paris 2024. - Detienne, Vernant 1974
M. Detienne, J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris 1974. - Didi-Huberman 2011
G. Didi-Huberman, Écorces, Paris 2011. - Didi-Huberman 2020
G. Didi-Huberman, Éparses. Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, Paris 2020. - de La Boétie [1548] 2022
É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. M. Smith, M. Magnien, Paris 2022. - Lauterwein 2005
A. Lauterwein, Paul Celan, Paris 2005. - Liverani [2003] 2010
M. Liverani, La Bible et l’invention de l’histoire. Histoire ancienne d’Israël [Oltre la Bibbia. Storia antica di Israele, Bari/Roma 2003], trad. fr. V. Dutaut, Paris 2010. - Ringelblum [1961] 2017
E. Ringelblum, Oneg Shabbat. Journal du ghetto de Varsovie (1939-1942) [Dziennik Warszawskiego Getta, Warszawa 1961], trad. fr. N. Weinstock, I. Rozenbaumas, Paris 2017. - Sand [2008] 2010
S. Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme [Matai ve'ekh humtza ha'am hayehudi?, Tel-Aviv 2008], trad. fr. S. Cohen-Wiesenfeld, L. Frenk, Paris 2010. - Sand 2013
S. Sand, Comment j’ai cessé d’être juif. Un regard israélien, trad. fr. M. Bilis, Paris 2013.
English abstract
The essay by Georges Didi-Huberman examines the ethical and poetic dimensions of Paul Celan’s work, centered on the paradoxical figure of “Personne/Niemand” conceived as a site of testimony that both survives and transcends the individual witness. Drawing on Celan’s reflections that “no one testifies for the witness,” the article examines how poetic language endures within the fissures of history, navigating what Celan calls the “wind of time” that seeks to erase memory. Through sustained engagement with Celan’s imagery—from Ulysses’s cunning evasion of the Cyclops to the “rose of nobody”—Didi-Huberman frames poetry as an act of mètis, a strategic intelligence that enables testimony to persist despite historical rupture. The text situates the survivor’s efforts to endure within broader ethical concerns, proposing that poetry functions as a medium that makes room for testimony “for no one and everyone,” rather than for a singular subject. Celan’s fragments—such as leaves or bark representing what survives of a tree—symbolize the modest yet enduring vestiges that poetry can gather and activate. In this framework, the tension between annihilation and the persistence of language becomes central: poetic fragments carry traces of trauma, presence, and loss that resist total historical erasure. The essay further reflects on the implications of this poetics in the context of Jewish existence some eighty years after Auschwitz and amid contemporary political pressures. By juxtaposing the dispersion of roots with the demands of monolithic identity narratives, Didi-Huberman argues that plurality—of voices, histories, and testimonies—is both the condition and the promise of poetic survival. In this way, Celan’s work emerges as a site where ethical testimony and imaginative practice intersect, challenging simplistic binaries between clarity and obscurity in the act of bearing witness.
keywords | Paul Celan; Personne; Gaza; Auschwitz.
questo numero di Engramma è a invito: la revisione dei saggi è stata affidata al comitato editoriale e all'international advisory board della rivista
Per citare questo articolo / To cite this article: G. Didi-Huberman, “ Loué sois-tu, personne… ”, “La Rivista di Engramma” n. 230, Natale 2025.