"La Rivista di Engramma (open access)" ISSN 1826-901X

82 | luglio/agosto 2010

9788898260270

Roland Barthes
Les Romains au cinéma

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Dans le Jules César de Mankiewicz, tous les personnages ont une frange de cheveux sur le front. Les uns l’ont frisée, d’autres filiforme, d’autres huppée, d’autres huilée, tous l’ont bien peignée, et les chauves ne sont pas admis, bien que l’Histoire romaine en ait fourni un bon nombre. Ceux qui ont peu de cheveux n’ont pas été quittes à si bon compte, et le coiffeur, artisan principal du film, a su toujours leur soutirer une dernière mèche, qui a rejoint elle aussi le bord du front, de ces fronts romains, dont l’exiguïté a de tous temps signalé un mélange spécifique de droit, de vertu et de conquête.

Qu’est-ce donc qui est attaché à ces franges obstinées ? Tout simplement l’affiche de la Romanité. On voit donc opérer ici à découvert le ressort capital du spectacle, qui est le signe. La mèche frontale inonde d’évidence, nul ne peut douter d’être à Rome, autrefois. Et cette certitude est continue : les acteurs parlent, agissent, se torturent, débattent des questions « universelles », sans rien perdre, grâce à ce petit drapeau étendu sur le front, de leur vraisemblance historique : leur généralité peut même s’enfler en toute sécurité, traverser l’Océan et les siècles, rejoindre la binette yankee des figurants d’Hollywood, peu importe, tout le monde est rassuré, installé dans la tranquille certitude d’un univers sans duplicité, où les Romains sont romains par le plus lisible des signes, le cheveu sur le front.

Un Français, aux yeux de qui les visages américains gardent encore quelque chose d'exotique, juge comique le mélange de ces morphologies de gangsters-shérifs, et de la petite frange romaine : c’est plutôt un excellent gag de music-hall. C’est que, pour nous, le signe fonctionne avec excès, il se discrédite en laissant apparaître sa finalité. Mais cette même frange amenée sur le seul front naturellement latin du film, celui de Marlon Brando, nous en impose sans nous faire rire, et il n’est pas exclu qu’une part du succès européen de cet acteur soit due à l’intégration parfaite de la capillarité romaine dans la morphologie générale du personnage. A l’opposé, Jules César est incroyable, avec sa bouille d’avocat anglo-saxon déjà rodée par mille seconds rôles policiers ou comiques, lui dont le crâne bonasse est péniblement ratissé par une mèche de coiffeur.

Dans l’ordre des significations capillaires, voici un sous-signe, celui des surprises nocturnes : Portia et Calpurnia, éveillées en pleine nuit, ont les cheveux ostensiblement négligés ; la première, plus jeune, a le désordre flottant, c’est-à-dire que l’absence d’apprêt y est en quelque sorte au premier degré ; la seconde, mûre, présente une faiblesse plus travaillée : une natte contourne le cou et revient par-devant l’épaule droite, de façon à imposer le signe traditionnel du désordre, qui est l’asymétrie. Mais ces signes sont à la fois excessifs et dérisoires : ils postulent un « naturel » qu’ils n’ont même pas le courage d’honorer jusqu’au bout : ils ne sont pas « francs ».

Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d’une vertu qui se travaille horriblement, c’est-à-dire dans le lieu même de la tragédie, et c’est la sueur qui a charge d’en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail physiologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d’hommes d’affaires, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe). Dans tout le film, un seul homme ne sue pas, reste glabre, mou, étanche : César. Evidemment, César, objet du crime, reste sec, car lui, il ne sait pas, il ne pense pas, il doit garder le grain net, solitaire et poli d’une pièce à conviction.

Ici encore, le signe est ambigu : il reste à la surface mais ne renonce pas pour autant à se faire passer pour une profondeur ; il veut faire comprendre (ce qui est louable), mais se donne en même temps pour spontané (ce qui est triché), il se déclare à la fois intentionnel et irrépressible, artificiel et naturel, produit et trouvé. Ceci peut nous introduire à une morale du signe. Le signe ne devrait se donner que sous deux formes extrêmes : ou franchement intellectuel, réduit par sa distance à une algèbre, comme dans le théâtre chinois, où un drapeau signifie totalement un régiment ; ou profondément enraciné, inventé en quelque sorte à chaque fois, livrant une face interne et secrète, signal d’un moment et non plus d’un concept (c’est alors, par exemple, l’art de Stanislavsky). Mais le signe intermédiaire (la frange de la romanité ou la transpiration de la pensée) dénonce un spectacle dégradé, qui craint autant la vérité naïve que l’artifice total. Car s’il est heureux qu’un spectacle soit fait pour rendre le monde plus clair, il y a une duplicité coupable à confondre le signe et le signifié. Et c’est une duplicité propre au spectacle bourgeois : entre le signe intellectuel et le signe viscéral, cet art dispose hypocritement un signe bâtard, à la fois elliptique et prétentieux, qu’il baptise du nom pompeux de « naturel ».